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  • Photo du rédacteurLucas Laberenne

L’autre bout du fil

Louis, 19 ans, est un écoutant anonyme sur la plateforme Nightline de Toulouse. Il est une de ces oreilles de l’ombre, placée en première ligne face au mal-être étudiant, aggravé par la pandémie. Une activité parfois éprouvante.


©LucasLaberenne

« Bonsoir, service Nightline j'écoute ? ». Après avoir prononcé ces mots, Louis se renferme. Se remémore-t-il sa scolarité tourmentée passée au Maroc ? Avec ses parents, Nicolas et Frédérique, dans une villa luxueuse à Marrakech. Dans une cité dense de culture, mais pourtant si cruelle dans son apprentissage. Au collège, sa maturité précoce et sa détermination déplaisent. Adolescent harcelé, Louis a mis des années à se « réparer ». De retour en France à l'âge du lycée, ce garçon brun à la démarche élégante est aujourd'hui étudiant en L2 d’histoire-anglais. Trois soirs par mois, il se dédie à un service d’écoute de nuit, Nightline. Une plateforme indépendante apparue en 2016, qui met en relation de manière anonyme un étudiant en détresse psychologique avec un autre, formé à l’écoute. Par revanche personnelle, par envie de tendre la main à celles et ceux qu’on ignore, c’est durant le premier confinement que Louis éprouve ce besoin. Se sentir utile dans une période compliquée, trouver un sens à sa vie lorsque cette dernière tournait en rond. « Je me sentais vide, je voulais participer à quelque chose de positif », explique-t-il. Alors après quelques clics, et autant de recherches sur les associations toulousaines, ce Saint-Orennais repère cette structure nationale l’été dernier et se lance aussitôt dans l’aventure. Il tombe bien, la ligne toulousaine vient à peine de s’ouvrir, et elle a besoin de lui. En 2020, en France, ce sont 8 945 appels qui ont été enregistrés sur la plateforme.

Écouteurs vissés aux oreilles, dans un local tenu secret, il est l’une de ces vingt-trois voix de l’ombre qui écoutent et apaisent la détresse étudiante. Dans sa tête, un mécanisme simple, centré sur le non-jugement, le non-directif : “Je prends une inspiration, mon cerveau se bloque, puis je décroche”. Jamais Louis ne donne son prénom, son avis ou des informations sur son vécu. Pour certains appelants, il se prénomme Jean; pour d’autres Christophe. L’objectif, s’effacer pour mieux accompagner, désamorcer dans un instant de crise.« Je m'invisibilise pour mieux entendre. Ça donne des échanges parfois lunaires, comme de réagir sans oscillation de voix à un viol, ou à des violences. Heureusement qu’il y a la formation avant. Elle nous apprend à encaisser les drames, à ne dégager aucun ressenti », détaille Louis avec sérieux. En une soirée, l’opérateur fait face à des situations très variées. Le jeune homme rompt la solitude, souvent. Atténue le stress lié aux cours ou aux traumatismes familiaux, parfois. En France, 73% des jeunes déclarent avoir été affectés sur le plan psychologique, affectif ou physique pendant l’année 2020 et son confinement strict. Pour celui qui est aussi AED (assistant d’éducation) dans un collège, d’un tempérament plutôt sociable, l’échange est naturel mais jamais évident. Derrière ses lunettes aux branches noires, un visage concentré, un esprit attentif mais des émotions cadenassées. Hors de question de laisser transparaître ses sentiments. Le risque ? Briser le quatrième mur, dénaturer la neutralité requise. Il se souvient du récit d’une jeune femme qui venait de perdre un ami dans un accident. Cet appel l’avait bouleversé. « C’est la seule fois où j'ai perdu la distance. Depuis cet appel, j’apprends à chaque fois quelque chose sur moi, sur ma manière de gérer mes émotions ». Lors de ces interactions, des relances brèves, des questions, un dialogue de confiance. Aucune intervention directe n’est autorisée, seule la suspicion d’un suicide immédiat ou d’une conduite à risque provoque cette question : « Voulez-vous que j’appelle les secours ? ».


Une voie anonyme


Autour de Louis, personne ne sait en quoi consiste son travail. Nightline ne plaisante pas avec l’anonymat. Pour sa mère et sa sœur, avec qui il vit, pour sa grand-mère, qui est aussi sa voisine, Louis joue un étrange ballet. Il rentre parfois troublé, un poids sur les épaules, cela se voit, mais il ne faut rien demander, se contenter du silence. Alors il faut montrer l’amour différemment. Louis le ressent par un sourire échangé, un plat favori mijoté… Seule sa petite amie est dans la confidence de ces permanences de nuit. Elle connaît l’existence de Nightline, mais ignore tout des histoires des appelant(e)s. Elle aussi s’attache à entourer Louis d’une présence rassurante, et tente « d’adoucir quand cela ne va pas ».

Mais le bénévole rassure ses proches. « Je réussis vraiment à maintenir une bonne distance dans ces appels, ce n’est pas le cas de tous mes collègues. Lorsque je finis une permanence, je n’y pense plus », décrit l’étudiant avec pragmatisme. AED, bénévole de nuit, mais aussi pilote privé, ou encore secouriste, il s’épanouit dans une organisation millimétrée. Chaque chose à sa place. Son futur, il le « façonne ». Féru d’aviation et de géopolitique, Louis est bien décidé à devenir pilote de ligne. Son quotidien, un équilibre minutieusement pensé, jonglant entre rendez-vous et formations. « J’aime vraiment ce que je fais, je trouve que tout cela à un sens. Je veux laisser une empreinte derrière chaque expérience. Être dans l’ombre d’une détresse ne me dérange pas, au contraire, je me sens utile ».

Mais même pour celui qui affirme que son emploi du temps pourrait encore accueillir une association, il y a des moments où le besoin de souffler se manifeste. Alors loin du monde, Louis s'évade, prend le temps de s’envoler depuis l’aérodrome de Toulouse. D’autres fois, c’est les pieds sur terre qu’il respire. Quand il arpente les hauteurs de sa ville, il finit toujours par s’asseoir sur ce banc en bois, caché dans un bosquet. Face à lui, deux immenses champs et une lumière d’automne.


©LucasLaberenne

*Louis est un prénom d'emprunt, pour des raisons de confidentialité.

Lucas Laberenne


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